Le petit déjeuner tel que nous l’entendons aujourd’hui – un repas matinal distinct, souvent léger – n’était pas une évidence tout au long du Moyen Âge. En l’absence d’un terme spécifique (l’expression « petit déjeuner » n’apparaît qu’au XVIIIe siècle ), on parlait plutôt de déjeuner (du latin disjejunare, briser le jeûne) pour désigner la première collation de la journée.
Durant la période médiévale (Ve–XVe siècles), l’organisation des repas quotidiens différait sensiblement de celle d’aujourd’hui : il était typique de ne prendre que deux repas par jour – un dîner vers le milieu de la journée et un souper le soir . Les moralistes chrétiens voyaient d’un mauvais œil la consommation trop précoce de nourriture, assimilée à de la gloutonnerie, et les élites religieuses ou laïques évitaient généralement de « rompre le jeûne » trop tôt .
Néanmoins, pour des raisons pratiques, les travailleurs, les enfants, les femmes, les personnes âgées ou fragiles consommaient souvent quelque chose le matin, ce que l’Église tolérait à défaut de l’encourager . Ainsi, le petit déjeuner médiéval oscille entre nécessité concrète et réprobation morale, son importance variant selon les époques, les classes sociales et les cultures.
Cet article propose d’examiner en détail l’évolution des pratiques du repas matinal au fil des trois grandes périodes du Moyen Âge – le haut, le central et le bas Moyen Âge – en France principalement, tout en comparant avec d’autres régions du monde médiéval (reste de l’Europe, monde islamique, etc.), sur la base de sources historiques fiables et d’études reconnues.

Bibliothèque nationale de France, Fin 15e siècle, Nouvelles acquisitions latines, manuscrit 3116 fol. 1v
Le haut Moyen Âge (Ve – Xe siècles)
Dans les premiers siècles, l’héritage de l’Antiquité et le poids de l’Église façonnent les habitudes alimentaires matinales. La règle de saint Benoît (VI° siècle) imposait aux moines de ne prendre que deux repas par jour, le premier vers midi (généralement un potage de fèves, du pain, du vin, etc.) et le second le soir après les vêpres . En dehors des monastères, cette norme de frugalité a influencé l’élite chrétienne : manger avant l’heure fixée du dîner pouvait passer pour un manque de discipline. Dans la théologie médiévale, manger trop tôt était même considéré comme une forme de gloutonnerie (praepropere, « prématurément ») d’après la liste des péchés de gourmandise établie par saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle . De fait, dès l’époque mérovingienne et carolingienne, beaucoup de nobles ou de clercs renoncent à un repas matinal par piété ou par convenance morale.
Cependant, la réalité quotidienne des gens ordinaires est différente. Les paysans et artisans du haut Moyen Âge, devant accomplir de durs labeurs dès l’aube, prenaient une collation matinale simple lorsqu’ils en avaient la possibilité. Il pouvait s’agir d’un morceau de pain (souvent du pain noir ou complet) éventuellement accompagné de quelques aliments faciles à obtenir : un peu de fromage, quelques fruits secs, ou plus fréquemment une bouillie de céréales (avoine, orge, seigle) cuite à l’eau ou au lait. Tremper du pain rassis dans une boisson chaude était aussi courant. Par exemple, une tranche de pain épaisse arrosée de bouillon gras (aux légumes, au lait cru ou au lard) constituait un encas revigorant – c’est de cette pratique du pain partagé que dériverait le mot « copain » (littéralement «qui partage le pain ») .
Les sources archéologiques et textuelles étant rares pour cette période, on sait peu de détails sur le contenu exact du petit déjeuner des classes populaires, mais on peut supposer qu’il se composait des restes du repas de la veille ou de préparations rustiques comme des soupes de légumes ou de légumineuses.

Enluminure du XIVe siècle illustrant un casse-croûte paysan : ces travailleurs agricoles partagent du pain trempé dans un breuvage, pratique courante pour se sustenter à l’aube avant une longue journée aux champs. Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Français 22545 fol. 72 – Livre du roi Modus et de la reine Ratio
En Gaule franque puis en Francie, le rythme des repas reste influencé par la vie agricole et les saisons. Durant les mois de forte activité aux champs, prendre un repas à l’aube est vital pour tenir jusqu’au dîner de milieu de journée. On trouve trace de cette habitude plus tard dans des calendriers et récits : un manuscrit du XIVe siècle note qu’« chez les paysans, un déjeuner (notre petit déjeuner) peut être pris à l’aube, retardant l’heure du dîner », les horaires étant dictés par le rythme des travaux des champs . Il est probable que cette observation vaut déjà pour le haut Moyen Âge tant les structures de la vie paysanne ont persisté.
Ainsi, le casse-croûte matinal des humbles – pain trempé de vin ou de soupe, galette de céréales, oignons crus frottés sur du pain, le tout arrosé d’un peu de lait de chèvre ou de bière légère – s’inscrivait en faux contre l’idéal monastique mais répondait à une nécessité calorique.
Dans le reste de l’Europe occidentale du haut Moyen Âge, les pratiques sont semblables. Les AngloSaxons et autres peuples germaniques consommaient volontiers dès le matin des bouillies de céréales (gruaux d’avoine, d’orge, etc.) adoucies au miel lorsque disponible . Les sources anglo-saxonnes laissent entendre que le morgenmete (repas du matin) pouvait être apprécié, notamment par les travailleurs agricoles, bien que les gens de haut rang cherchèrent progressivement à s’en distinguer en respectant deux repas par jour. De manière générale, plus on avance vers le Xe siècle, plus la bipartition journalière (un repas vers la fin de matinée, un le soir) s’affirme comme la norme culturelle en Europe chrétienne, reléguant le petit déjeuner à un rôle subalterne ou exceptionnel.
Par contraste, dans le monde islamique médiéval naissant (VIIe–Xe siècles), le repas matinal ne subit pas le même discrédit moral. Les sociétés du Califat omeyyade puis abbasside, s’inspirant en partie des traditions persanes et moyen-orientales, pratiquent volontiers trois prises alimentaires dans la journée, ou du moins n’hésitent pas à manger tôt si faim il y a. Les textes arabes ne mentionnent pas de péché associé au fait de manger le matin. Au contraire, la diététique arabe médiévale valorise un équilibre des repas.
Dans la pratique, un citadin de Bagdad ou de Cordoue pouvait commencer sa journée par quelques dattes et un bol de lait ou de bouillie sucrée. En effet, un porridge appelé asida – à base de farine de blé cuite, parfumée de miel ou de dattes – figure parmi les plats populaires de l’époque . De même, le tharid, sorte de soupe épaisse où du pain est émietté dans un bouillon de viande, est un mets connu que l’on consommait à divers moments, potentiellement au matin pour utiliser les restes du pain de la veille . Les voyageurs arabes notent que les paysans bédouins prenaient souvent un laitage (lait de chèvre ou yaourt) et du pain dès le lever du soleil. Globalement, dans les contrées musulmanes du haut Moyen Âge, le premier repas de la journée est socialement accepté et dépend surtout des habitudes locales et du climat : dans les régions chaudes, on mange aisément dès l’aube avant la chaleur de midi, alors que dans les villes plus au nord, on pouvait attendre un peu plus tard dans la matinée.
Le Moyen Âge central (XIe – XIIIe siècles)
À partir de l’an Mil, la société médiévale occidentale connaît des transformations (essor démographique, renouveau urbain, influence croissante des préceptes médicaux) qui affectent aussi les rythmes de vie et les repas. Durant le Moyen Âge central, la règle des deux repas quotidiens demeure la référence officielle dans la chrétienté latine .
Néanmoins, les témoignages se multiplient sur l’existence d’une légère collation matinale, surtout pour les actifs. Les ouvrages de médecine de l’école de Salerne (XIIe siècle, dans le sud de l’Italie) promeuvent d’ailleurs un certain équilibre horaire, formulé sous forme de maxime : « Lever à cinq, dîner à neuf, souper à cinq, coucher à neuf font vivre d’ans nonante neuf » . Autrement dit, selon ces savants, il était sain de prendre le premier repas vers neuf heures du matin (suivi d’un souper en fin d’après-midi). Cette recommandation reflète l’idée qu’une collation matinale modérée peut être bénéfique, tout en restant bien plus tardive que nos petits déjeuners modernes (9h correspond ici à la troisième heure du jour, soit fin de matinée).
En France et en Europe, les horaires des repas tendent ainsi à se fixer un peu plus tard dans la matinée qu’autrefois. Chez les nobles du XIIe siècle, il n’est pas rare que le repas principal (dîner) soit pris en fin de matinée, repoussant d’autant le moment de manger après le lever . Beaucoup de chevaliers et seigneurs partent à leurs activités matinales (chasse, entraînement, affaires) à jeun ou simplement après avoir bu une gorgée de vin épicé chaud (hypocras) pour se réchauffer . La population aisée prétend souvent se passer de petit déjeuner afin de se conformer à l’idéal de modération.
C’est ainsi qu’on voit apparaître une certaine honte associée au petit déjeuner chez les hommes adultes bien-portants : l’auteur du Livre des métiers (vers 1260) ou d’autres moralistes de l’époque soulignent que « les hommes ont honte de prendre le petit déjeuner », signe qu’il est perçu comme superflu pour qui n’en a pas cruellement besoin . L’Église, de son côté, continue de prêcher contre la gourmandise et rappelle que manger « hors des heures » peut mener au péché.
Cela dit, la pratique réelle diverge selon les conditions de vie. Les travailleurs, artisans et gens de labeur en ville ou à la campagne, maintiennent la coutume de manger tôt quelque chose pour soutenir leurs forces. Les statuts de métiers médiévaux offrent des aperçus instructifs. Par exemple, à Paris en 1268, un règlement pour les ouvriers foulons (travailleurs du drap) stipule qu’ils devaient « déjeuner chez leur maître à l’heure de prime » (c’est-à-dire dès la première heure du jour, peu après le lever du soleil).
Ainsi, un apprenti foulon commençait sa journée de travail à l’aube, interrompait brièvement pour avaler du pain et du fromage ou une écuelle de soupe, puis reprenait l’ouvrage jusqu’au grand repas de midi. De même, les journaliers des champs prenaient au chant du coq une bouchée de pain trempé de vin (ce qu’on appelait le « boire de matin ») : vers l’an 1380, les tondeurs de drap parisiens en hiver avaient une pause à l’aube « pour le boire de matin », suivie d’une heure vers 9h « pour prendre leur repas à déjeuner » avant de poursuivre jusqu’au dîner de midi . Ces aménagements témoignent que trois repas par jour existaient de facto pour les classes laborieuses, malgré la doctrine officielle des deux repas.
en Occident chrétien le petit déjeuner reste marginal et honteux hors des cercles laborieux
Les aliments consommés le matin au Moyen Âge central restent simples et roboratifs. Le pain demeure l’élément de base : quignon de pain de seigle ou de méteil pour les paysans, pain de froment plus blanc pour les privilégiés (quoique le pain blanc reste rare et prisé ). On accompagne ce pain de vin dilué ou de bière légère – en effet, boire du vin le matin était courant, mais souvent coupé d’eau, tandis que les artisans du nord de l’Europe préféraient la cervoise. L’usage de tremper le pain est généralisé : dans le vin pur (à la manière antique), dans du bouillon gras ou dans une soupe aux légumes.
L’expression « tremper la soupe » vient de là . Une chronique rapporte que Jeanne d’Arc, au XVe siècle, « trempait son pain dans le bouillon ou le vin » chaque matin avant de partir au combat – coutume sans doute apprise à la ferme natale et qu’elle a continué avec ses soldats. Il s’agissait d’une soupe au vin vivifiante très appréciée des gens d’armes. Outre le pain, on trouve parfois mention d’oeufs consommés au déjeuner matinal (à la coque ou en brouillade) chez les plus aisés, ainsi que de fromage ou de lard. Un auteur du XIIIe siècle conseille, pour bien démarrer la journée, « fromage et pain, et un peu de vin » – un conseil diététique avant l’heure, vantant un apport énergétique suffisant avant l’effort.
dans le monde islamique [le petit déjeuner]… est admis comme faisant partie du rythme normal de la journée
Dans le monde islamique des XIe-XIIIe siècles, qui s’étend d’Al-Andalus à la Perse, les pratiques matinales restent relativement stables par rapport aux siècles précédents. Les géographes et médecins arabes décrivent généralement trois repas légers au cours de la journée, sans tabou particulier sur celui du matin. À Cordoue, par exemple, on pouvait prendre au réveil une collation de pain trempé dans de l’huile d’olive parfumée aux herbes, accompagné d’olives ou de figues – un héritage de la cuisine andalouse.
En Mésopotamie ou en Perse, les écrits culinaires comme ceux d’al-Warraq (auteur d’un célèbre livre de recettes au IXe siècle) montrent que l’on consommait aisément une bouillie sucrée, du thé ou du lait chaud agrémenté de miel pour bien commencer la journée . L’introduction du sucre de canne dans le monde musulman (rapporté d’Inde vers 750) a popularisé les douceurs matinales : dès le XIIe siècle, on sucre le thé ou les bouillies, on grignote des confiseries aux amandes dès le matin . Il va de soi que ces raffinements concernaient surtout les classes favorisées des cités prospères. Le fellah égyptien ou le paysan syrien, lui, se contentait toujours d’un quignon de pain d’orge, d’un bol de lait caillé ou de quelques dattes avant d’aller au travail. Aucune injonction religieuse n’empêchait ce repas matinal ordinaire dans la sphère islamique – hormis bien sûr durant le mois de Ramadan où l’on jeûnait de l’aube au crépuscule.
En somme, à l’époque du Moyen Âge central, la différence de perception est nette : en Occident chrétien le petit déjeuner reste marginal et honteux hors des cercles laborieux, tandis que dans le monde islamique il est admis comme faisant partie du rythme normal de la journée, variable selon la faim et les disponibilités de chacun.

Bibliothèque nationale de France, 15e siècle, France, Paris, Gaston Phébus, auteur, BnF, département des Manuscrits, Français 616, fol. 67r
Le bas Moyen Âge (XIVe – XVe siècles)
À la fin du Moyen Âge, les mentalités évoluent graduellement et les témoignages sur le petit déjeuner se font plus précis, notamment en France. Bien que l’Église et les moralistes continuent de vanter la modération, on constate une institutionnalisation accrue du repas du matin dans la vie quotidienne. Les documents administratifs et littéraires du XIVe-XVe siècles abondent en références au déjeuner pris avant midi. Par exemple, les statuts des corps de métier accordent formellement du temps pour cette collation.
À Paris, en hiver 1384, les ouvriers tondeurs de drap bénéficient, nous l’avons vu, d’une pause spécifique à l’aube pour boire, puis d’une heure vers 9h pour déjeuner . Mieux, certains employeurs payaient une indemnité de déjeuner à leurs travailleurs pour couvrir les frais de ce repas matinal . Même en période de jeûne religieux, la réalité l’emporte parfois : à Orléans, un règlement de 1406 prévoyait que pendant le Carême (où l’Église interdit théoriquement de manger avant l’après-midi), les ouvriers prendraient tout de même un déjeuner aux frais du maître, signe qu’on plaçait l’efficacité du travail au-dessus de la rigueur du jeûne.
La littérature de la fin du Moyen Âge reflète également l’acceptation progressive du petit déjeuner, du moins dans certaines couches de la société. Le Ménagier de Paris (traité d’économie domestique rédigé en 1393) fournit de précieuses indications sur la composition des déjeuners selon les milieux sociaux. On y apprend que les gens de modeste condition partageaient souvent un simple potage entre amis au matin, tandis que chez les bourgeois aisés on pouvait servir une fromentée (bouillie de blé au lait) ou une potée bien garnie de viande et de légumes bouillis pour commencer la journée .
Autrement dit, le menu du petit déjeuner se diversifie à la fin de l’époque médiévale : il va de la soupe claire aux herbes pour les uns, jusqu’au ragoût nourrissant pour les autres. L’ostentation restant mal vue si tôt, la viande n’apparaît pas au petit déjeuner des nobles ou bourgeois raffinés – sauf circonstances particulières – mais on ne se prive plus de manger en privé. En effet, un changement notable du bas Moyen Âge est la recherche d’intimité par les élites lors des repas. Vers 1400, les riches seigneurs commencent à s’éclipser de la grande salle commune pour prendre certains mets en petit comité dans leurs appartements . Être invité au déjeuner au lit du seigneur devient même un honneur. Il est permis de penser que des collations matinales privées voyaient le jour dans ces milieux, rompant avec la stricte abstinence matinale d’antan.
Sur le plan alimentaire, le pain reste central au petit déjeuner tardif médiéval, toujours accompagné de liquide. La différence est que vers 1450, le pain de froment blanc est un peu plus accessible aux tables aristocratiques qu’il ne l’était en l’an 1200. Les nobles du XVe siècle consomment donc volontiers de la biscotte ou du pain grillé trempé dans du vin épicé au lever. Une recette du XVe siècle préfigure même nos toasts modernes : du pain frit au beurre, saupoudré de sucre et de cannelle, à déguster chaud le matin . Les classes moyennes urbaines, elles, adoptent souvent la soupe : par exemple la soupe dorée (tranches de pain frites dans du gras, cuites avec bouillon safrané) était un mets de déjeuner apprécié des bourgeois parisiens.
Les paysans, quant à eux, continuent à manger ce qu’ils peuvent : une bouillie de millet en Bretagne, une soupe à l’ail en Gascogne, du pain frotté d’oignon ailleurs . Les produits laitiers (lait, beurre) apparaissent plus fréquemment au petit matin dans les régions de pâturage : au XVe siècle en Normandie, on voit mention du « beurre frais du matin » tartiné sur du pain. Enfin, la fin du Moyen Âge voit une amélioration des boissons du matin : la bière blonde de fermentation légère remplace peu à peu l’épaisse cervoise chez les Anglo-Germaniques, tandis qu’en Méditerranée le café commence tout juste à être connu des Ottomans à la fin du XVe siècle (mais il ne sera diffusé en Europe qu’à l’époque moderne)
En Europe du Nord et de l’Ouest, à la veille de la Renaissance, on peut dire que le petit déjeuner est en voie de normalisation. Les Anglais du XVe siècle emploient couramment le terme breakfast dans les textes, et les riches marchands de Flandre ou d’Italie ne dédaignent plus un léger repas matinal. Cette évolution s’explique par le décalage progressif du repas principal vers le milieu de la journée voire le début d’après-midi. Ainsi, prendre quelque nourriture tôt devient plus acceptable pour tenir jusqu’au dîner retardé. En 1486, le médecin anglais Andrew Boorde pouvait écrire sans choquer qu’il conseillait de « déjeuner vers 10 heures » pour rester en forme, là où un siècle auparavant ce conseil aurait semblé outrancier. Certes, l’Église continue officiellement de recommander le jeûne matinal les jours ordinaires (et impose toujours l’abstinence totale avant l’eucharistie), mais dans les faits trois repas par jour se banalisent chez les laïcs au XVe siècle, prélude à l’époque moderne où le petit déjeuner deviendra un repas à part entière.
Du côté du monde islamique à la fin du Moyen Âge, les habitudes n’avaient pas fondamentalement changé, mais on note l’apport de nouveaux produits qui enrichissent éventuellement le petit déjeuner des plus aisés. Par exemple, la diffusion du café du Yémen à la fin du XVe siècle (d’abord dans le monde arabe) offre une boisson stimulante matinale en complément du thé ou du lait traditionnel. De même, le raffinement culinaire atteint un sommet dans l’Empire ottoman naissant et la Perse timuride : on y déguste au matin des pâtisseries au miel et au sésame, des galettes feuilletées, des fruits confits, toujours accompagnés de pain. Un voyageur du Maghreb au Levant vers 1400 aurait pu constater que partout dans le Dar al-Islam, on lui offrait volontiers de quoi « rompre le jeûne » après la première prière du jour : un bol de soupe aux lentilles, une poignée de dattes ou une galette de pain chaud sortie du four. Le contraste avec l’Occident chrétien de la même époque est donc frappant : dans les terres d’islam, le petit déjeuner est un usage établi et convivial, tandis qu’en Europe il reste en partie un marqueur de labeur (pour les travailleurs) ou un moment privé presque intime (pour les privilégiés).
Résumé : Le petit déjeuner médiéval ne ressemble guère à nos croissants-café actuels
En définitive, le petit déjeuner médiéval ne ressemble guère à nos croissants-café actuels, mais son étude révèle l’évolution des mœurs alimentaires entre le Ve et le XVe siècle. De la retenue austère du haut Moyen Âge à la lente réhabilitation de la collation matinale à la fin de l’époque, on voit comment les impératifs du travail, les discours religieux et les échanges culturels (avec notamment le monde islamique) ont façonné ce repas. La table ci-dessous propose un résumé par grande période et par région des principales caractéristiques du petit déjeuner au Moyen Âge.
Période | Occident (France & Europe) | Monde islamique |
---|---|---|
Haut Moyen Âge (5e–10e s.) | Deux repas principaux (midi et soir) dictés par l’Église. Petit déjeuner rare chez les élites (perçu comme péché de gourmandise). Les paysans et travailleurs prennent une collation à l’aube par nécessité : pain noir, bouillie de céréales, soupe aux légumes ou pain trempé dans du vin/lait. Influence monastique forte (jeûne matinal recommandé). | Repas du matin socialement accepté. Tradition de 2 à 3 repas par jour héritée de l’Antiquité. Collation matinale fréquente : dattes, pain d’orge, lait de chèvre, porridge (asida) sucré au miel ou bouillon de pain (tharid). Pas d’interdit religieux spécifique (hors Ramadan) ; on mange tôt surtout dans les milieux ruraux et selon le climat. |
Moyen Âge central (11e–13e s.) | Deux repas par jour restent la norme officielle . Moralistes condamnant le repas matinal (honte du « déjeûner » pour un homme sain ). En pratique, les travailleurs ont un petit déjeuner courant financé ou toléré par les employeurs . Aliments typiques : pain (seigle ou froment) et boisson (vin coupé d’eau, cervoise), soupe ou potage simple, fromage, oeufs occasionnels. L’école de Salerne conseille un repas vers la fin de matinée pour la santé | Trois repas par jour courants dans les villes prospères. On prend un en-cas matinal sans vergogne : pain plat trempé d’huile d’olive, olives, fromage frais, fruits. Introduction du sucre qui permet des douceurs matinales (thé ou lait sucré, confiseries) . Dans les classes aisées, petit déjeuner raffiné possible (amandes, pâtisseries au miel) ; chez les paysans, continuité des habitudes simples (galette, lait caillé, dattes). |
Bas Moyen Âge (14e–15e s.) | Trois repas par jour de plus en plus admis, surtout après 1400. Le petit déjeuner s’installe : pause formalisée chez les ouvriers (règlements de métiers prévoyant le déjeuner du matin) . Classes aisées : collation privée au lever (pain grillé, hypocras, bouillie de froment, éventuellement œuf ou ragoût léger) . Bourgeoisie et paysans : soupe au pain, potage aux légumes, lard ou fromage, vin ou bière faible. On commence à manger « à la fourchette » certaines spécialités (pain frit sucré). Le terme « petit déjeuner » reste inexistant, on parle de déjeuner (matin) vs dîner (midi). | Le repas matinal fait partie intégrante du mode de vie. Diversité accrue des produits : café naissant vers 1500 (réservé au Moyen Orient), usage du thé et du sucre répandu chez les riches. Petit déjeuner copieux possible (ex : en Turquie ottomane, pain, fromage de brebis, halva sucrée, fruits) mais généralement on mange léger puis un déjeuner plus consistant à midi. Continuité des plats emblématiques : harira (soupe) ou ful (purée de fèves) le matin en Afrique du Nord, riz au lait et miel en Perse. Aucune stigmatisation : rompre le jeûne matinal est un acte quotidien banal, souvent accompagné de sociabilité (on partage le thé, le pain). |
0 commentaires